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L’architecture de Sainte-Cécile : un chef-d’œuvre du gothique méridional

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La cathédrale d’Albi constitue l’expression achevée d’un gothique particulier développé dans le Midi de la France, appelé tantôt gothique méridional, tantôt gothique toulousain ou bien encore gothique languedocien. Cette architecture s’est épanouie au sein d’un vaste territoire géographique, celui-là même où s’est étendu le catharisme. Ce territoire, au centre névralgique duquel était le comté de Toulouse, correspond pour l’essentiel aux actuels départements de la Haute-Garonne, du Tarn, du Tarn-et-Garonne, de l’Ariège, du Gers, de l’Aude, des Pyrénées-Orientales et de l’Hérault. Ce gothique original, austère et dépouillé, fut pensé comme une architecture de combat, comme une arme majeure de l’Église dans sa lutte contre la dissidence cathare.

Commencée en 1277, la cathédrale Sainte-Cécile marque l’aboutissement de près d’un siècle d’expériences toulousaines. Le point de départ de cette architecture religieuse spécifique se situe à Toulouse, au cœur même de la croisade des Albigeois. Dans les années 1212-1215 l’évêque Foulques (1205-1231), originaire de Marseille, d’abord marchand et troubadour fameux, puis moine cistercien et abbé du Thoronet, décide la reconstruction de l’église-mère de son diocèse, la cathédrale Saint-Étienne, remplaçant le vieil édifice roman de la fin du XIe et du début du XIIe siècle par un édifice à nef unique. Les bas-côtés sont détruits, les murs gouttereaux sont surélevés et renforcés par de puissants contreforts et le chevet ancien (grande abside unique ou abside flanquée de deux absidioles) fait place à un chœur à fond plat. La nouvelle cathédrale compte désormais quatre travées. La plus orientale, correspondant au chœur, fut détruite au XVIe siècle. Les trois travées qui subsistent aujourd’hui forment la « vieille nef » de la cathédrale actuelle (fig. 1 et 2). Pour couvrir la nef unique du nouvel édifice, dont la largeur dépasse 19 m, l’architecte a recours à la croisée d’ogives. Si les voûtes sont pleinement gothiques, leurs voûtains appareillés perpendiculairement les uns aux autres, avec un caractère fortement bombé, des arcs ogifs de section carrée particulièrement lourds et des arcs doubleaux adossés pour le contrebutement à d’énormes contreforts témoignent d’un certain archaïsme. Les supports n’ont pas été conçus pour recevoir la retombée des ogives, qui meurent en biseau dans les angles des travées, de part et d’autres de lourds piliers. Cette technique est empruntée aux Cisterciens. La façade occidentale s’ouvre à la lumière par une grande rose encadrée de deux étroites baies en plein cintre, dont le principe dérive d’un modèle issu des abbatiales du même ordre religieux. Il faut se souvenir qu’à la même époque est édifiée au nord de Toulouse l’abbatiale cistercienne de Grandselve. La rose cependant, au complexe réseau de pierre, s’inspire de celles des édifices parisiens contemporains, de Notre-Dame en particulier, dont la façade est commencée vers 1200. Les grandes fenêtres ajourant les murs gouttereaux, dont ne subsiste plus aujourd’hui qu’un seul exemplaire, sont également inspirée de celles de la cathédrale parisienne. Ces fenêtres étroites dispensent un éclairage parcimonieux, laissant au mur toute sa présence.

Le matériau choisi pour la nouvelle cathédrale de Toulouse est la brique. Cette dernière, issue de l’argile abondante localement, est bon marché et favorise une construction aisée et rapide. L’édification se prolonge cependant jusque vers 1235. Le contexte difficile en est la cause. L’évêque fait face à l’hostilité des Toulousains dans une ville largement gagnée à l’hérésie. L’édifice de Foulques ne présente pratiquement aucun décor sculpté, excepté quelques chapiteaux en remploi. Plusieurs chapiteaux romans ont été en effet réutilisés, en comblant les manques par des pastiches ornés de grandes feuilles de fougères. Ces chapiteaux reçoivent la retombée des arcs doubleaux. Le parti pris d’austérité et de dépouillement est une réponse éclatante aux critiques formulées contre le luxe de l’Église. La nouvelle cathédrale offre désormais un espace unifié, approprié à la prédication, facilitant la participation des fidèles, en particulier au rite de l’élévation qui manifeste la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie – présence réelle niée par les cathares. 

fig. 1 – Plan de la cathédrale de Toulouse d’après Quitterie Cazes
fig. 2 – Vue intérieure de la « vieille nef »

La formule toulousaine est reprise peu de temps après dans trois localités de l’actuel département du Tarn, où ont été présents des foyers de la dissidence : Rabastens, Lavaur et Gaillac.

À Notre-Dame-du-Bourg de Rabastens, alors prieuré de l’abbaye de Moissac, la reconstruction intervient au cours du second tiers du XIIIe siècle. Le financement est assuré en partie par la vente de biens confisqués aux hérétiques. Le nouvel édifice reprend le modèle de la nef de la cathédrale de Toulouse, mais dans des dimensions plus modestes (29 m de long sur 12,5 de large). On y retrouve de larges arcs doubleaux et une retombée en biseau des ogives, mais les travées sont désormais barlongues et non plus carrées comme à Toulouse, tandis que les voûtes sont plates et non plus bombées (fig. 3). Les doubleaux, de profil rectangulaires comme à Toulouse, retombent sur des colonnes jumelles engagées dans un dosseret. Les ogives retombent sur ces mêmes dosserets et sur quatre colonnettes placées dans les angles de l’édifice (fig. 4a à 4c). La brique s’est ici une fois de plus imposée.

fig. 3 – Plan de Notre-Dame-du-Bourg de Rabastens (G. Ahlsell de Toulza)
fig. 4a – Vue intérieure
fig. 4b – Détail d’une colonnette d’angle
fig. 4c – Chapiteaux sculptés des colonnes jumelles

Pareil matériau est choisi pour la reconstruction, en 1255, de l’église Saint-Alain de Lavaur. Le 15 mars de cette année, en présence de deux inquisiteurs dominicains Renaud de Chartres et Jean de Saint-Pierre, les consuls et trente-sept chevaliers et prud’hommes de la ville s’engagent à bâtir une nouvelle église suffisamment vaste pour contenir l’ensemble des paroissiens vauréens. Le délai imparti est de cinq ans. Le financement de l’œuvre est assuré par les habitants à hauteur de cent livres chaque année, complété par le produit des pénitences et des visites et pèlerinages commuées en amendes pécuniaires infligées aux partisans de l’hérésie. Ici aussi la nouvelle église affecte la forme d’une grande salle (41,5 m sur 13,60), constituée de cinq travées, toutes voûtées d’ogives (fig. 5). La hauteur des voûtes est portée à 23 m contre 17 à Rabastens. L’architecte a fait le choix, pour recevoir les arcs doubleaux, d’épais pilastres couronnés d’un  bandeau et d’un quart de rond, qui sont à peine plus larges que ces dernier, toujours de profil rectangulaire (fig. 6). Les ogives, qui retombent en pointe dans les angles des travées, sont pourvues d’une modénature associant un bandeau encadré de deux tores. Les travées sont éclairées par de longues fenêtres en plein cintre à double ébrasement, surmontées d’un oculus en losange, ayant la forme d’un carré disposé sur la pointe [1] (fig. 7 a et b). L’édifice s’ouvre, côté ville, par un portail percé sur le flanc sud la première travée.   

fig. 5 – Plan de l’église Saint-Alain au XIIIe siècle
fig. 6 – Piliers recevant les arcs doubleaux
fig. 7a – Vue intérieure
fig. 7b – Flanc nord de l’église Saint-Alain

Trois ans après l’engagement pris à Lavaur, on retrouve l’inquisiteur Renaud de Chartres le 9 avril 1258 à Najac (Aveyron), en compagnie cette fois du frère Guillaume-Bernard d’Aix. Le tribunal de l’Inquisition impose aux Najacois condamnés pour hérésie la construction d’une grande église de quatre travées, mesurant 46,5 m de long pour une largeur de 11,5. Là encore, la nef unique a été retenue. Mais l’édifice, dédié à saint Jean, est bâti cette fois à l’aide de la pierre locale.  

L’Inquisition est également partie prenante des travaux engagés à Saint-Michel de Gaillac à partir de 1271. Le 13 décembre, la population de la ville est assemblée dans l’édifice pour assister à l’engagement des consuls et de quatorze prud’hommes, en présence de l’inquisiteur du comté de Toulouse Pons du Pouget. Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’une reconstruction complète mais partielle. Une nef unique de cinq travées est greffée sur un chevet à abside semi-circulaire, avec déambulatoire et  trois chapelles rayonnantes datant de l’époque romane (fig. 8 et 9).

fig. 8 – Plan de l’église Saint-Michel de Gaillac (G. Ahlsell de Toulza)
fig. 9 – Vue extérieure (flanc sud)

Parallèlement au développement d’édifices largement inspirés de la cathédrale Saint-Étienne, la métropole toulousaine voit l’apparition de nouveaux types d’architecture nés dans les couvents des ordres mendiants, essentiellement des Dominicains (pour l’église des Jacobins) et des Franciscains (pour l’église des Cordeliers). Les deux ordres religieux procèdent d’une manière identique en greffant à l’est de leur église primitive un vaste chœur polygonal ceinturé de chapelles. Dans les deux cas il s’agit de chapelles rectangulaires.

Entre 1245 et 1263, les Dominicains de Toulouse allongent leur première église de plan rectangulaire à chevet plat et nef divisée en deux par un alignement de cinq piliers, couverte d’une simple charpente. Puis, entre 1275 à 1292, le chœur pentagonal est haussé et doté d’une abside dont les voûtes, soutenues par trois colonnes élevées dans l’alignement des piliers existants, culminent désormais à 28 m de haut. Enfin, dans le premier tiers du XIVe siècle, une dernière campagne permet d’harmoniser le nouveau chœur et la nef encore charpentée. L’église mesure dès lors 80 m de long sur 20 de large (fig. 10). Les voûtes de l’édifice achevé sont contrebutées à l’extérieur par de grands contreforts à ressauts, que des arcs unissent à leur sommet (fig. 11). Ces derniers portent une galerie à oculi. À la base des contreforts prennent place les chapelles basses. L’apparition de ces chapelles correspond non seulement à l’obligation pour chaque prêcheur de célébrer la messe quotidiennement, mais aussi et surtout au développement d’espaces privés à vocation funéraire, dont la construction et la décoration sont financées par des familles aisées de la ville. Au-dessus des chapelles, de grandes fenêtres à trois lancettes apportent un éclairage direct abondant, que complètent les deux roses et les baies de la façade occidentale. Ainsi naît un édifice considéré comme l’autre chef-d’œuvre du gothique méridional.

fig. 10 – Plan du couvent des Jacobins de Toulouse
fig. 11 – Vue extérieure de l’église des Jacobins de Toulouse

Les Franciscains, installés depuis 1222 au cœur du bourg Saint-Sernin, lancent à la fin des années 1260 le chantier de leur nouvelle église. Il s’agit pour eux de rivaliser avec celle des Jacobins. L’édifice est élevé entre 1268 et 1330 et devient la plus vaste église de Toulouse après la basilique Saint-Sernin. Il ne mesure pas moins de 86 m de long pour une largeur de 26 [2]. Il associe pour la première fois la nef unique et le chevet polygonal (fig. 12). Extérieurement la nouvelle église franciscaine reprend l’élévation des Jacobins, mais, à l’abside, les chapelles montent d’un seul jet jusqu’à la hauteur des voûtes de la nef. C’est précisément ce parti que retiendront Bernard de Castanet et son architecte au moment de la reconstruction de la cathédrale albigeoise. L’édifice est doté de hautes fenêtres à trois lancettes, comparables à celles de son modèle, et d’une grande rose occidentale assurant un éclairage direct, complété par l’apport des fenêtres des chapelles basses. Les fenêtres latérales surmontent des chapelles adoptant toutes la même profondeur, offrant à l’édifice des flancs parfaitement rectilignes. Les supports, en parfaite adéquation avec les éléments de la voûte d’ogives, sont constitués de piliers chanfreinés, correspondant à l’arc doubleau, encadrés de deux colonnettes polygonales recevant la retombée des arcs ogifs. Ces éléments se trouvent réunis, à la naissance des arcs, par un chapiteau-bandeau sculpté. Des arcs formerets, également chanfreinés, complètent le dispositif. La construction de la grande église des Franciscains de Toulouse est suffisamment avancée à la fin des années 1270 pour jouer un rôle déterminant dans la genèse du parti de la nouvelle cathédrale d’Albi.    

fig. 12 – Plan du couvent des Cordeliers de Toulouse

Après cinq années de divisions au sein du chapitre cathédral d’Albi, incapable de donner au diocèse un successeur à Bernard de Combret (1254-1271), le pape Innocent V use de son droit de provision en nommant, en mars 1276, Bernard de Castanet. D’origine montpelliéraine, cet homme de la Curie romaine est chargé de mettre fin à une crise d’autorité et de réduire l’hérésie, afin de rétablir l’unité de l’Église albigeoise. Le premier pape dominicain n’a pas choisi cet homme au hasard. Bernard de Castanet s’est forgé une réputation d’intransigeance ayant su, au cours de missions difficiles, imposer le pouvoir de l’Église aux villes lombardes – faisant brûler au passage de nombreux hérétiques en 1266-1267 – et restaurer l’autorité du Pape dans les régions de la Moselle et du Rhin en 1268-1270. Dès son arrivée à Albi le nouveau prélat décide la construction d’une nouvelle église-mère du diocèse, alors que l’édification du palais épiscopal n’est pas encore achevée. Cette construction s’inscrit dans un mouvement qui conduit les évêques du Midi toulousain à remplacer leur cathédrale (Toulouse, Narbonne, Rodez, Carcassonne, Agen). Mais Bernard de Castanet, contrairement à ses collègues, ne fait pas le choix d’une architecture gothique septentrionale par trop liée à la monarchie capétienne. Il opte pour cette architecture méridionale et militante qu’est le gothique toulousain. Le nouvel édifice se veut un moyen d’affirmation de son double pouvoir : spirituel (en tant que pasteur de son diocèse) et temporel (en tant que seigneur de la ville). 

Dès le début de l’année 1277 les conditions du financement de l’entreprise sont posées. Les travaux débutent rapidement. Malgré d’inévitables aléas et certaines interruptions, le chantier est mené à terme en l’espace d’un peu plus d’un siècle, sans que ne soit remis en cause le parti initial. Le voûtement des premières travées intervient en effet dans les années 1370-1390. Toutefois, le clocher-donjon bâti à l’extrémité occidentale l’édifice, ne fait sans doute pas partie du projet de Bernard de Castanet (fig. 13a et 13b). Élevé au cours des années 1355-1370, il est intégré à la défense urbaine, constituant un ouvrage avancé, pourvu de hourds. Il sera surélevé de trois étages à la fin du XVe siècle.

fig. 13a
fig. 13b
fig. 14 – Plan de la cathédrale Sainte-Cécile

Sainte-Cécile d’Albi reprend les éléments fondamentaux de l’architecture gothique toulousaine : une nef unique greffée sur un chevet polygonal et couverte de voûtes d’ogives contrebutées par de puissants contreforts, entre lesquels se logent des chapelles (fig. 14). Les puissants contreforts qui assument le contrebutement de la voûte principale s’intercalent entre les chapelles, dépassant à peine le parement des murs latéraux sous la forme d’amortissements en demi-cylindres (fig. 15 et 16). Ainsi la cathédrale présente-t-elle des parentés formelles avec le palais épiscopal, dont la réalisation avait été initiée par les deux prédécesseurs immédiats de Bernard de Castanet : Bertrand de Beaucaire et Bernard de Combret. On aimerait connaître l’identité du créateur de cet édifice exceptionnel. Peut-être ne fait-il qu’un avec le maître d’œuvre de Sainte-Cécile durant les années 1293-1295, un certain Pons, auquel il faut sans doute identifier le fameux architecte catalan Pons Descoyl.

fig. 15 et 16 – Vues du flanc sud de la cathédrale Sainte-Cécile

[1] – Seules les fenêtres de la travée orientale sont encore aujourd’hui conservées sur toute leur hauteur, les autres ayant été raccourcies au moment de l’adjonction des chapelles latérales à partir du XIVe siècle.

[2] – Transformé en magasin à fourrage sous le Premier Empire, il a malheureusement disparu, victime d’un terrible incendie dans la nuit du 23 au 24 mars 1871.



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